Un mercredi d’octobre 2011, sur la place de Seraing, en plein bassin sidérurgique liégeois. Des milliers de personnes répondent à l’appel du front commun syndical. La foule compacte scande : « Tous ensemble ! Tous ensemble ! », et le slogan résonne dans le stade du Standard de Liège, non loin de là, à quelques mètres d’un haut-fourneau à l’arrêt. Dix jours avant, le sidérurgiste ArcelorMittal a en effet annoncé la fin de la phase à chaud (1) liégeoise. Près de six cents emplois menacés et, à terme, peut-être, la fermeture de la phase à froid. C’est la mort de l’acier liégeois, cœur battant de la région depuis près de deux cents ans.
Casquette « Robert » vissée sur la tête, M. Robert Rouzeeuw, qui préside la délégation des métallos de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB-Métal) à Liège, multiplie les accolades avec des gars venus de France, d’Allemagne et du Royaume-Uni. « Nous sommes déjà victimes, on n’a plus rien à perdre. L’annonce a produit une onde de choc, mais on est vite retombés sur nos pattes. Nous sommes dans le couloir de la mort. »
Un mariage coûteux
De militants de la brasserie Interbrew l’alpaguent : « Appelle-nous, même la nuit. Cela nous concerne tous. » Les troupes serrent les rangs. « Le vent tourne », estime M. Rouzeeuw, que le succès du rassemblement rassure. Jusque-là, la base n’était pas très contente de l’approche des syndicats face à ArcelorMittal : ils avaient joué la temporisation, amorti les hésitations, vendu les exigences de compétitivité et ménagé la direction indienne.
Cinq ans auparavant, il est vrai, la Belgique accueillait le groupe Mittal comme le Messie. En rachetant Arcelor via une offre publique d’achat (OPA) hostile, la multinationale devenait, en juin 2006, le quatrième propriétaire (2) des moyens de production en moins de dix ans. Avec, à la clé, un espoir de redémarrage pour la phase à chaud, à l’arrêt depuis trois ans (3).
Son patron, M. Lakshmi Mittal, passe alors pour un homme d’affaires planétaire dont le CV fleure bon le succès. C’est le roi de l’acier : son groupe, MittalSteel, arrive en tête de la production mondiale. Sa fortune, évaluée à quelque 23,5 milliards de dollars, est la première du Royaume-Uni et la cinquième de la planète (4). En 2004, il offrait à sa fille Vanisha le mariage le plus coûteux jamais organisé : 54 millions de dollars pour un millier d’invités au château de Versailles. Liège croit accueillir une star de l’industrie, elle va découvrir un banal financier.
Pendant cinq ans, au gré de la conjoncture mondiale de l’acier, le sidérurgiste allumera et éteindra les hauts-fourneaux liégeois. Mais, le 14 octobre 2011, invoquant une situation déplorable du marché et un écart de compétitivité défavorable à Liège, il met un terme à ses atermoiements et annonce la fermeture définitive. Il s’agit pourtant moins d’un marché qui s’effondre que d’une multinationale qui entend maximiser ses profits. Comment ? En concentrant ses moyens de production sur quelques sites et en se tournant vers l’achat de mines, jugé plus rentable. Liège gagne de l’argent, mais moins que les autres sites sidérurgiques européens du groupe : ses bénéfices alimenteront la réorientation stratégique de celui-ci. Un racket pour tous les acteurs locaux, dépossédés de leur outil.
D’autant qu’ArcelorMittal n’a rien d’une entreprise aux abois : en 2011, le groupe engrange 2,3 milliards de dollars de bénéfices. Malgré des ventes en baisse, son chiffre d’affaires s’accroît de 8 % et ses revenus de 20 % (94 milliards de dollars). L’année précédente, il avait gagné 2,9 milliards de dollars.
Désabusé, M. Rouzeeuw constate les dégâts : « Avant, on faisait grève ; maintenant, c’est le patron qui arrête l’outil. » A partir d’octobre 2011 s’ouvre la phase « information et consultation » de la « procédure Renault (5) ». Les syndicats sont convaincus que la production d’acier est viable. Avec ou, de préférence, sans Mittal. Dès le 13 octobre 2011, M. Nico Cué, secrétaire général des métallos wallons et bruxellois de la FGTB, déclare : « On ne fermera pas. Il faut absolument trouver quelqu’un d’autre, couper le cordon ombilical avec Mittal. »
Le 3 novembre, sous l’égide de la Société wallonne (paraétatique) de gestion et de participations (Sogepa), experts et pouvoirs publics se réunissent pour commander deux rapports sur la pertinence — ou non — du maintien d’une sidérurgie intégrée à Liège. Ils en chargent les sociétés Syndex et Laplace Conseil. Cette dernière, dirigée de Paris par le Liégeois Marcel Genet, est reconnue depuis trente ans pour son expertise en la matière.
Querelleurs et têtus
M. José Verdin, expert des syndicats, se souvient très bien de cette réunion : « Marcel Genet a dit quelques mots sur la façon dont il envisageait le travail. Puis il a projeté sur le mur deux photos avec des banderoles : “Cockerill appartient au Liégeois, Cockerill appartient aux travailleurs.” Et il a commenté : “La vérité, elle est là.” » Le patron de Laplace Conseil corrige : « J’ai ajouté : “Pour en faire quoi ?” » De fait, le 17 janvier 2012, M. Verdin découvre le rapport de Laplace Conseil, qu’il feuillette machinalement jusqu’à la page 33 : « Les Liégeois ont été trop têtus, trop querelleurs, trop divisés, trop conservateurs et, en fin de compte, trop bêtes pour sauver leur héritage sidérurgique du naufrage. » Ulcéré, il prend la porte.
Personne n’échappe aux fourches Caudines de Laplace Conseil, pour qui le déclin de la sidérurgie liégeoise résulte des mauvais choix faits depuis trente ans. Dirigeants industriels, mais aussi ingénieurs, syndicalistes et responsables politiques en prennent pour leur grade (6). Jugé peu professionnel, le rapport finit à la poubelle. Dommage qu’il ait été réduit à quelques phrases maladroites, car plusieurs éléments méritent qu’on s’y attarde. Il démonte ainsi minutieusement les arguments invoqués par Mittal pour fermer le site liégeois, dont il prouve la compétitivité. S’il offre un avenir à la phase à froid, il condamne en revanche la phase à chaud. Il estime à 1 milliard d’euros la somme nécessaire pour relancer une sidérurgie à chaud compétitive : selon lui, aucun investisseur privé ne prendra un tel risque. Rideau ?
Trois mois plus tard, le rapport Syndex complète le propos. Fait important, il relance l’espoir d’un avenir pour la phase à chaud, avec la possibilité d’une sidérurgie ciblée sur des aciers intelligents. Il cite en exemple des sites nordiques et allemands, construits sur des logiques de cogestion. Les investissements oscilleraient entre 300 et 800 millions d’euros.
Les syndicats s’engouffrent dans la brèche et proposent un mois plus tard une solution fouillée : une sidérurgie intégrée, sans Mittal, produisant un acier à haute valeur ajoutée. Une société patrimoniale serait créée avec les pouvoirs publics de différents niveaux, qui détiendrait installations et équipements. Et une société de gestion organiserait la production et la vente de l’acier. La présence des pouvoirs publics assurerait un projet à long terme, modestement rentable.
Un claquement de doigts ne suffira pas à assurer la reprise tant souhaitée : il faudra effectuer des investissements pour réduire l’impact environnemental de la filière chaude, construire une nouvelle centrale électrique, former une équipe managériale, etc. Dans sa version minimale (avec des partenaires pour la centrale électrique), le projet exige entre 80 et 120 millions d’euros.
Outre le risque que l’Union européenne rappelle ses règles de libre concurrence, un tel investissement public est-il plausible dans un contexte de crise ? « 120 millions, à une époque où on joue sur des milliards pour sauver des banques, ce ne serait pas un scandale pour sauver des emplois, estime le politologue liégeois Pierre Verjans. Tout dépend de la volonté politique. »
Pour relever ce défi colossal, deux acteurs prépondérants doivent bouger : Mittal et le gouvernement wallon. Or Mittal refuse : ni vente ni relance. Il maintiendra le froid en l’alimentant en acier à travers son site de Dunkerque. Les syndicats n’y croient pas : Dunkerque, qui peine déjà à approvisionner Liège, doit bientôt arrêter un fourneau.
Saisissant raccourci
« Peut-on obliger Mittal à vendre ? Ou à donner ?, réfléchit M. Verdin. Non — sauf à le nationaliser. Y a-t-il une manière de l’amener à le faire ? C’est là-dessus qu’on va essayer de jouer en lui disant que, s’il part, cela lui coûtera cher. » Et M. Jordan Atanasov, secrétaire régional de la CSC (Confédération des syndicats chrétiens)-Métal, d’abattre la carte de la dépollution des sites : « Les coûts d’assainissement et de réhabilitation en cas de fermeture de la phase liquide seraient considérables — selon le gouvernement, entre 600 millions et 1 milliard d’euros (7). » Or, si Mittal a provisionné suffisamment d’argent pour amortir les coûts sociaux de son départ, il n’a prévu que de 80 à 140 millions d’euros pour dépolluer les sites…
De ce bras de fer vert dépend en partie l’avenir de la sidérurgie liégeoise. Confronté à un surcoût, l’industriel pourrait-il abandonner à la région les installations et équipements ? Plusieurs ombres ternissent cette perspective. Le coût de la dépollution semble surévalué : « Tout de même pas loin de 500 millions d’euros », nuance M. Atanasov. D’autres sources citent des chiffres différents : s’agissant des 115 hectares de la phase à chaud, la dépollution oscillerait entre 240 et 260 millions d’euros pour une réhabilitation destinée à une activité autre que le logement (8). Or Mittal a estimé la valeur de la ferraille sur le site à 200 millions d’euros. Donner l’outil ou le démonter constituerait pour lui, dans les deux cas, une opération à somme nulle.
Le groupe peut aussi y maintenir une activité économique. De fait, le 12 juillet, Mittal présentait un plan industriel avec six projets d’investissement pour un total de 138 millions d’euros. Circonspection syndicale. Du côté du monde politique, hésitation : faut-il s’investir massivement ou se résigner à clore ? Nourrir la révolte contre ce système où les leviers de décision sont purement financiers ou poursuivre le chemin avec le partenaire privé, fût-il peu fiable ?
Le rapport des syndicats et leurs propositions appellent maintenant à l’action. Pour M. Verdin, « tout est prouvé, validé par des personnes hautement qualifiées. Les partis nous ont promis de faire front comme un seul homme, au-delà des idéologies. Il va falloir concrétiser ». Est-ce là que le bât blessera ?
Raccourci saisissant des rapports entre multinationales et décideurs politiques, les dirigeants liégeois réagissent à court terme, sauvant l’essentiel dans l’urgence, sous la menace d’une délocalisation ou d’un arrêt de la production. Parant au plus pressé, les responsables wallons et belges n’ont pas développé de vision cohérente et à long terme.
La générosité publique a surtout renfloué l’actionnariat privé. Selon le Parti du travail de Belgique (PTB, extrême gauche), ArcelorMittal Belgique, principale société belge du groupe, a réalisé en 2010 un bénéfice avant impôt de 58 millions d’euros. Il n’a pourtant acquitté au fisc que 54 000 euros, soit… 0,009 % de ces gains ! En 2011, et toujours selon le PTB, ArcelorMittal Belgique a généré un bénéfice de 1,394 milliard d’euros et déboursé… 0 euro d’impôt (9). Or, en 2010, le gouvernement wallon avait accordé au groupe de 40 à 60 millions d’euros pour financer le volume de quotas CO² nécessaires à la relance de la phase à chaud de la sidérurgie liégeoise — grosso modo le coût du mariage de la fille Mittal…
A force de dérouler le tapis rouge aux multinationales, les élus politiques savent-ils encore montrer les dents ? Entre août 2011 (après la fermeture temporaire) et juillet 2012, le gouvernement aura commandé deux études, réservé un accueil favorable aux propositions syndicales et demandé un nouveau rapport sur les perspectives financières du projet. Au bout du compte, une année s’est écoulée sans réaction notable.
A l’heure de l’écologie
Maintenant que la première phase de la « procédure Renault » est achevée, la multinationale pourrait rapidement démonter les moyens de production pour affecter ce matériel à d’autres sites, et engager les négociations pour le licenciement collectif, ce qui signifierait la dispersion du savoir-faire sidérurgique et compliquerait toute relance. Fin mars 2012, Mme Laurette Onkelinx, du Parti socialiste (PS), interpellait le ministre Jean-Claude Marcourt : « Il y a urgence. La Région wallonne, à la lumière des différents rapports, doit avoir une ligne de conduite. » Avec une question centrale : la Wallonie veut-elle encore de la sidérurgie sur son territoire ?
Les stratégies de développement économique laissent peu de place à l’acier. Le plan de relance économique pour la Wallonie a désormais « verdi » : l’heure est à l’écologie, aux technologies d’avenir. Cantonner la sidérurgie dans son image d’activité polluante fait bondir M. Verdin : « A Liège, lorsqu’on produit une tonne d’acier, on émet 1,7 tonne de CO². En Chine, c’est trois fois plus. Et, comme la pollution ne s’arrête pas aux frontières, on perd les emplois et on gagne la pollution. Nos deux cents ans d’histoire nous permettent d’optimiser l’entrée des matières de la manière la plus économe possible. De plus, l’acier est le produit le plus recyclable. »
Dans le bassin liégeois, les villes se tournent pourtant vers une diversification de leur économie et se préparent à une reconversion qui paraît inéluctable. A l’annonce de la fermeture du chaud, en octobre 2011, M. Alain Mathot, bourgmestre de Seraing, sortait sa calculette : la ville perdait 1,3 million en recettes directes et 5 à 10 millions au total — sur un budget communal de 90 millions (10). Se dégager progressivement de la dépendance à l’acier est tentant.
La ville a ainsi prévu pour l’aménagement de son territoire un ambitieux plan directeur pour 2015, « lancé en 2005-2006, alors qu’Arcelor arrêtait ses activités », rappelle M.Bruno Bianchet, docteur en sciences géographiques et contributeur de ce plan. Les premières réalisations ne dépendaient donc pas du sort de la sidérurgie. A partir de 2017, il faudra toutefois connaître l’avenir de l’acier liégeois. « En tant que bourgmestre, je n’ai pas de préférence sur le maintien ou pas du chaud, explique M. Mathot. Mais la fin du froid et la perte de ses milliers d’emplois seraient pour la région liégeoise une catastrophe. C’est une industrie structurante. »
Politiques à courte et à large vue, réinvention des villes, des sociétés, enjeux locaux, régionaux, mondiaux, entreprise privée ou cogérée, sans oublier les aspects techniques du dossier : les approches de la sidérurgie liégeoise ne manquent pas et rendent l’affaire épineuse. Reste qu’il faut choisir un avenir.
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